Christianisme et poésie : "Jésus et l’art de la conversation"

par Sir Michael Edwards

Poésie

Sir Michael Edwards OBE, poète franco-britannique et membre de l’Académie française, a rendu visite à notre Conférence Saint-Yves. Il a donné une conférence sur la poésie intitulée "Thinking in poetry" (qui était organisée avec les associations britanniques) le lundi 25 octobre 2021 à l’Eglise Protestante.

Thinking in Poetry

Christianisme et Poésie

Puis le 26 octobre il a partagé une méditation sur Jésus et l’art de la conversation.

Jésus et l’art de la conversation

1.

Que pouvons-nous apprendre de la manière dont Jésus parle ? Non pas quand il s’adresse à la foule, mais quand il se trouve avec une ou plusieurs personnes. Nous sentons bien, à parcourir les Évangiles, qu’une conversation avec Jésus ne ressemble guère à nos conversations, mais en quoi consiste cette différence, qui devient de plus en plus marquée à mesure qu’on l’étudie ? Car Jésus exerce un véritable art de converser, un art divin, totalement étranger à l’art de briller dans un salon. S’il attire l’attention sur lui-même, c’est un tant que source de salut.

Il nous faut observer sérieusement cet art, en premier lieu parce qu’il relève de l’enseignement biblique et qu’il nous incombe de le comprendre, mais aussi parce qu’il peut éclairer nos propres approches de personnes éloignées de la vérité chrétienne.

La première conversation transmise, les échanges entre Jésus et le diable lors de la Tentation, est fort intéressante et elle répète, me semble-t-il, et rachète la tentation d’Ève. Mais puisqu’il faut choisir, commençons par la rencontre la plus bizarre et en même temps celle qui a la plus grande portée, le tête-à-tête avec Nicodème. Pharisien et membre du Sanhédrin, Nicodème choisit la nuit pour s’approcher de Jésus, pour une raison que l’on devine, et, afin d’engager le dialogue, ne pose pas une question, mais fait plutôt une déclaration : « Rabbi, nous le savons, tu viens de la part de Dieu comme un Maître : personne ne peut faire les signes que tu fais, si Dieu n’est pas avec lui. » On sent que Nicodème, troublé, a besoin d’entendre Jésus, afin de mieux comprendre qui est ce maître exceptionnel. Cependant, loin de répondre à la question sous-entendue « qui es-tu ? », Jésus décide de le désorienter encore davantage : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » Il doit sentir que Nicodème est prêt pour entendre des vérités qui pourtant le dépasseront, et c’est à Nicodème, à un Pharisien qui commence à se remettre en question, qu’il enseigne la nouvelle naissance, qu’il offre une révélation ne paraissant pas ailleurs dans les Évangiles et ne figurant dans le Nouveau Testament, sous une forme voisine, que dans la première épître de Pierre. Cette réponse, qui semble tomber du ciel, a de quoi surprendre aussi le lecteur.

Nicodème a tous les signes extérieurs de la religion, par son éducation et son statut. Avant même qu’il ne pose une question, Jésus le guide, abruptement, dans un tout autre sens, vers sa vraie condition, d’homme déchu, en le plongeant dans la vie du croyant, né de nouveau, avec une idée totalement insolite.

Nous connaissons la réaction de Nicodème : « Comment un homme peut-il naître, étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? » Jésus répond, mais de telle sorte que Nicodème ne comprend toujours pas. Il lui explique qu’il faut naître « d’Esprit », car « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit. » S’adressant à un Pharisien, il veut lui faire accepter qu’il est incapable de gagner lui-même le Royaume de Dieu, en obéissant à la Loi, en observant les pratiques religieuses, en étudiant méticuleusement les Écritures sans l’aide de ce même Esprit. La célèbre comparaison que Jésus fait ensuite, entre l’Esprit et le vent qui « souffle où il veut » renforce notre dépendance et le mystère du don qu’est la nouvelle naissance.

D’où la réponse si brève et si émouvante de Nicodème : « Comment cela peut-il se faire ? ». Il semble reconnaître que, devant Jésus, il ne sait rien, qu’il a tout à apprendre et doit seulement se taire et écouter. Voyant cela, Jésus lui explique longuement, pendant une dizaine de versets, comment on peut naître à nouveau, et lui ouvre tout l’Évangile. Cela aussi est surprenant : Jésus offre l’exposition la plus pleine de l’Évangile, dans le silence de la nuit, à un Pharisien.

2.

Tout autre est la conversation avec la Cananéenne. Celle-ci, vient à Jésus et crie : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David : ma fille est fort malmenée par un démon. » Pourtant, dit le récit à la grande surprise du lecteur : « il ne lui répondit pas un mot ». La formule est forte, l’exemple, unique : Jésus semble refuser, non seulement de l’aider, mais même de tenir compte de sa présence.

Suit une autre surprise : aux disciples qui s’impatientent, il répond : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Il continue, apparemment, de ne prêter aucune attention à la femme, en faisant comprendre aux disciples, semble-t-il, qu’il ne peut l’aider puisqu’elle n’est pas juive. Son refus est certainement feint. Il espère sans doute la voir persister, et elle le fait. Prosternée devant lui, elle dit brièvement l’essentiel : « Seigneur, viens à mon secours ! » Jésus lui répond enfin, mais en la rabrouant de manière peu amène : « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Tout en indiquant, à cette femme qui l’a salué comme « fils de David », que le salut vient en effet des Juifs, il continue de la provoquer. Il est récompensé par la réponse célèbre et tout à fait inopinée : « Oui, Seigneur ! dit-elle, et justement les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ! »

On a l’impression pendant un moment qu’elle triomphe de lui, qu’elle a gagné l’argument, que pour une fois ce n’est pas Jésus qui mène le jeu. Cependant, le plaisir humain, chrétien, littéraire du lecteur consiste à suivre l’art de Jésus, à comprendre l’infinie tendresse avec laquelle il l’a éduquée, en lui permettant de prendre conscience de son indignité – non pas celle d’un petit chien mais de tout être humain devant Dieu et devant le Fils de Dieu –, de s’abaisser, de reconnaître sa dépendance et la gratuité de la bienveillance divine. D’où la joie que l’on ressent dans la réponse de Jésus : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu’il advienne selon ton désir ! » De ce moment, dit Matthieu, « sa fille fut guérie ».

3.

La conversation avec la femme adultère sort également de l’ordinaire. Les scribes et les Pharisiens mettent Jésus à l’épreuve, en lui posant une question piège : la femme a été prise en flagrant délit d’adultère, Moïse a prescrit dans la Loi de lapider ces femmes-là, « toi donc, que dis-tu ? » Nous connaissons la suite : non seulement Jésus ne répond pas, ne semblant pas prêter plus d’attention aux gardiens de l’orthodoxie juive qu’à l’étrangère qu’est la Cananéenne, mais il se baisse et se met à « écrire avec son doigt sur le sol ». Ce geste évoque peut-être le festin de Balthazar dans le livre de Daniel, au cours duquel « apparurent des doigts de main humaine qui se mirent à écrire (…) sur le plâtre du mur ». La réponse de Jésus, après sans doute une assez longue pause vient ainsi : « il se redressa et leur dit : ‘Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre !’ » C’est une vraie réponse, mais c’est aussi un ordre, qui les oblige à réfléchir, non sur les préceptes de la Loi, qu’ils maîtrisent sans doute, mais sur leur propre situation devant la Loi. Il les conduit, en si peu de mots et sans leur enseigner aucune doctrine, à reconnaître que l’effet de la Loi, quand on la considère sous le regard du Christ, est de révéler le péché. Par une sorte de démonstration existentielle, il présente la Loi exactement comme le fera Paul, après beaucoup de contention d’esprit et sous forme d’argument, dans ses lettres aux Romains et aux Galates. Il montre aux scribes et aux Pharisiens que « la Loi ne fait que donner la connaissance du péché », et, puisqu’il les réduit au silence, que « tout ce que dit la Loi, elle le dit (…) afin que toute bouche soit fermée ». Tout en répondant, il refuse de répondre, il va au-delà de la question, en déclarant, en somme, que, si la Loi ordonne la lapidation, que celui qui, contrairement à la femme adultère, est juste devant la Loi exécute l’ordre.

Ayant parlé, Jésus se baisse de nouveau et continue d’écrire sur le sol. Il les laisse réfléchir, peut-être pour la première fois de leur vie, et se rendre compte de qui ils sont. Et la Loi leur donne, en effet, la connaissance du péché : « entendant cela, (ils) s’en allèrent un à un, à commencer par les plus vieux ». Jésus ne les a accusés de rien mais laisse la Loi faire son travail. Et quel est, précisément ce travail ? Jésus invite à lapider la femme adultère celui qui est « sans péché ». Il est à supposer que tous se retirent en reconnaissant, non pas qu’ils ont fait ceci ou cela, mais qu’ils sont coupables, pécheurs. Ils ne peuvent pas condamner la femme adultère, n’étant pas plus innocents qu’elle.

Commence alors une deuxième conversation. Se redressant, Jésus dit à la femme : « Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? » Ses questions l’encouragent sans doute, elle aussi, à réfléchir, à se demander pourquoi les autres ont renoncé à la punir. Doit-on penser qu’elle aussi s’est examinée, en saisissant qu’au-delà du péché d’adultère qu’elle a commis, le péché même l’habite ? Tout ce qu’elle trouve à répondre est : « Personne, Seigneur. » (Cette femme dont l’histoire a fait le tour du monde est anonyme et ne prononce que deux mots.)

En réalité, elle se trouve en présence du seul véritable juge, de Dieu en la personne de son Fils, qui donne en effet son verdict : « Moi non plus, je ne te condamne pas. » En ajoutant : « Va, désormais ne pèche plus », il maintient la Loi et il réserve pour la fin un commandement exigeant. Le retrait de ses accusateurs ne libère pas la femme de ses obligations, et les derniers mots de Jésus l’engagent à vivre une vie nouvelle.

4.

Un autre commandement termine la conversation avec des Pharisiens et des Hérodiens lui demandant s’il est permis ou non de payer le tribut à César : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Jésus ne résout pas habilement le problème de la double obéissance du croyant, à l’État et à Dieu. Il réduit la soumission aux autorités à une affaire de peu d’importance par rapport à ce qui compte, et il présente même l’occupation par une puissance étrangère comme un phénomène qui ne doit pas distraire des obligations de la foi. Il dit, en somme, qu’il faut bien payer le tribut à César, mais en plaçant cette action dans un contexte infiniment plus grand. Comme toujours, il va bien au-delà de la pensée de ceux avec lesquels il se trouve, et la fin de la phrase : rendez « à Dieu ce qui est à Dieu », est inattendue. Il prend l’initiative, il mène le jeu, en les invitant à réfléchir sur cette formule nouvelle pour décrire la vie du croyant – tout ce que nous donnons à Dieu lui appartient déjà – et à se demander ce qui est, précisément, à Dieu. Une porte s’ouvre soudain, Jésus devient celui qui met les autres au défi, et le récit nous les montre troublés. Car Jésus ne leur a pas seulement cloué le bec. Ne sont-ils pas frappés par ses derniers mots, par l’idée de « donner à Dieu » qui doit concerner autre chose que la dîme, les offrandes, et dépasser entièrement leur pratique formelle de la religion ? « Tout étonnés de sa réponse, dit Luc, ils gardèrent le silence. »

5.

Jésus prend les devants et incite ses interlocuteurs à oublier leur intention et à revoir leur idée et leur pratique de la religion, en fixant leur esprit sur le Dieu Créateur à qui tout appartient.

Même dans sa dernière conversation, avec Pilate, une sorte de code, comme la « conversation » avec le diable sert de prélude, Jésus cherche constamment à ébranler Pilate, en lui parlant de son royaume qui « n’est pas de ce monde », en lui enseignant que pour le chercher vraiment il faut, en quelque sorte, l’avoir déjà trouvé : « Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »

Jésus comprend intimement la personne qui lui parle, et dialogue, non pas avec ce que lui dit son interlocuteur, mais avec ce que celui-ci ne comprend pas en lui-même. Il cherche à le secouer afin qu’il voie tout autrement – jusqu’à Pilate, qui va le livrer mais à qui l’amour en Jésus le contraint à dévoiler ce qui pourrait le sauver. Tout en déclarant sans cesse la primauté de Dieu, il incite ceux qui lui parlent, quel que soit le sujet qu’ils introduisent, à prendre conscience d’eux-mêmes, à se regarder avec d’autres yeux. Tous ses entretiens sont fondés sur un art spirituel, sur sa connaissance de Dieu et de la nature humaine et sur sa capacité à concentrer toute son expérience du ciel et de la terre sur des cas particuliers.

Jésus réagit toujours à la situation où il se trouve. Il en cherche la vérité la plus profonde, l’exprime, la fait émerger.

Toutes ces conversations sont extraordinaires, mémorables, et brèves, comme tous les nombreux récits qui figurent dans les Évangiles. Elles fournissent aussi des exemples prodigieux de l’écriture historique et littéraire. Le Christ qu’elles mettent en scène est à la fois un Salomon qui exerce une sagesse infaillible, un Daniel qui juge sûrement, un Prophète qui apporte une révélation nouvelle, un Sauveur déjà à l’œuvre.

Méditer l’art de Jésus doit éclairer notre idée de l’apologétique. Il va sans dire que le chrétien est infiniment moins capable que le Christ, dans des conversations avec des non-croyants ou avec des personnes qui, comme les Pharisiens ou les grands prêtres, croient qu’ils croient, de procéder de la meilleure façon possible et de parler pleinement à propos. Mais, comme Jésus, il n’a pas à présenter des arguments, car sa mission n’est pas de convaincre en premier lieu de la vérité du christianisme – les démons en sont persuadés – mais d’apporter l’Évangile. Il n’a pas à offrir des discours, mais la bonne nouvelle.

Relisons ce que Jésus dit à Nicodème : « Nous parlons de ce que nous savons et nous attestons ce que nous avons vu ». N’est-ce pas la définition parfaite de l’apologétique chrétienne ? Il faut avoir ce passage à l’esprit en lisant l’exhortation de Pierre d’être toujours prêt à répondre à quiconque « vous demande raison de l’espérance qui est en vous ».

Finalement, Dieu, comme Jésus, refuse d’être mis en cause. Pourtant, beaucoup de ceux qui interrogent le christianisme parlent de haut, se considérant en position de le juger. Ils demandent des preuves ; ils lui opposent les prétendues certitudes de la science ; ils évoquent, dans l’espoir de montrer la nullité de la foi, ce qui les dépasse, par exemple le toujours resurgissant « problème du mal ». Il leur serait salutaire de comprendre que, déchus, ils ne sont pas libres de décider pour ou contre Dieu, qu’ils dépendent de lui, et qu’en face de leur dédain s’élève le Dieu d’amour Créateur de l’univers.

 
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