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Banquet de la Saint-Yves 2023 - Paul NIHOUL (juge au Tribunal de l’UE)Les rires, les nombreuses questions de la salle, et l’interaction appuyée de l’orateur avec son auditoire, voilà en quelques mots l’ambiance du traditionnel banquet de la Saint Yves formule 2023 qui a été célébré avec plus de profondeur que les années précédentes. Paul Nihoul, juge au Tribunal de l’Union européenne et professeur de droit à l’Université de Louvain, a parlé d’un thème inattendu mais d’une grande utilité pour chaque juriste : comment être résilient dans une société de plus en plus complexe ? Pour le juge du Tribunal de l’UE, chaque personne dispose de compétences techniques, sociales et personnelles. Ces dernières concernent chaque personne et leur faculté à être résilient dans leur vie intime, sociale ou professionnelle. Comment réagir face à l’échec ? De nombreuses études ont été réalisées sur le sujet. La plupart montre ceci. C’est en soi-même qu’il faut trouver quelque chose pour rebondir. Une fois relevée, se pose, pour la personne, la question de l’alignement, et de la cohérence. Le pelage d’oignon. Paul Nihoul affirme qu’il est important en tant que juge de parler de son expérience personnelle. Mais personne n’a besoin de savoir ce qu’un juge pense en son for intérieur. L’important est qu’il soit capable de bien faire la différence entre sa fonction de juge et ses idées personnelles. D’où l’image du « pelage d’oignon », qui peut faire sourire, mais qui vient illustrer avec justesse la nécessité de bien distinguer les différents éléments à séparer quand une décision doit être prise. Quelle couche appartient à qui ou à quoi ? Il faut séparer ce qui appartient à sa vie personnelle et ce qui appartient au droit. La question a été abordée dans les médias à l’occasion de récent changements de jurisprudence outre-Atlantique viennent illustrer ce propos. Les analystes se sont inquiétés : comment expliquer qu’un changement de majorité politique au Sénat des États-Unis d’Amérique puisse entraîner un changement dans la jurisprudence développée à la Cour Suprême ? Pour eux, cela signifiait que les juges nommés privilégiaient, dans les affaires traitées, leur opinion, sans faire du droit une application d’où serait exempte toute considération personnelle. Sans pour autant tomber dans la naïveté, un juge doit appliquer le droit et non pas décider de manière politique. Résilience. Dans le cadre de ses fonctions de professeur de droit, Paul Nihoul a reçu de nombreux étudiants pour les aider dans leur discernement sur que faire après les études. Pour certain de ces étudiants, des lettres de recommandation devaient être écrites. Souvent, le dossier d’évaluation envoyé par les universités étrangères, notamment les meilleures, demandent un jugement sur les compétences personnelles de l’étudiant, et, notamment, sur sa capacité de résilience (particulièrement les universités américaines). Est-ce que tel étudiant est résilient ? Et comment noter cela ? Plus généralement, comment fait-on face à un échec dans sa vie ? La résilience est un triptyque : on tombe, on est couché, on se relève. Lorsque l’on tombe, comment se relever ? On peut s’en sortir avec des satisfactions partielles et de court-terme. Mais comment chercher des satisfactions plus durables ? La littérature peut ici nous aider, car elle met en scène des situations qui, même si elles sont imaginaires, pourraient être vraies. Ainsi, Paul Nihoul cite un extrait d’un ouvrage de Stefánsson (Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres, éditions Grasset, 2022, 608 pages), un auteur islandais, qui raconte, en substance, l’irruption de l’émotion, du cœur, dans un monde dur, marqué par des conditions atmosphériques éprouvantes et une domination masculine absolue : un monde dans lequel c’est la tristesse qui domine jusqu’à ce que surgisse l’émotion - en fait, le bonheur. Comme le banquet est organisé par des juristes catholiques, Paul Nihoul renvoie aussi à l’expérience rapportée dans la Bible à propos de Moïse dans le désert. Moïse est par terre et évolue dans un environnement hostile. Il observe le fond de lui-même et comprend qu’il existe un moyen de s’en sortir. Pour lui, le bonheur et le salut « c’est quand à l’intérieur de moi je sens quelque chose de tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité » (Livre de l’Exode (Ex. 34,6)). Cette expérience, il a le sentiment qu’elle ne vient pas de lui. Ce sentiment de bien-être qui l’accompagne, comme une brise légère, il essaie d’entrer avec lui en communication, et postule qu’il vient d’une réalité venant d’au-delà de lui. Il ne sait pas ce que c’est, qui sait. Alors il l’appelle : « Je suis ce que je suis », qui deviendra « Dieu » dans l’histoire du peuple juif. Dans ces processus de candidatures, il est donc demandé, par les grandes universités américaines ou européennes, si l’étudiant ou l’étudiante qu’il s’agit de recommander a développé une capacité de résilience ou est en mesure de le faire : s’il ou elle est capable de trouver, à l’intérieur d’eux-mêmes, un point, une zone à partir de laquelle il sera possible de remonter et rebondir. Alors, là - une fois remonté à l’air libre - « ça va rayonner » ! C’est ce qu’essaie de dire le narrateur, dans la Bible, lorsqu’il décrit la descente de Moïse après qu’il at vécu son expérience : « Lorsque Moïse descendit de la montagne du Sinaï … Aaron et tous les fils d’Israël virent arriver Moïse : son visage rayonnait » (Livre de l’Exode (Ex. 34, 29)). La cohérence personnelle. Lorsque l’on fait cette expérience intérieure, la question est de savoir ce qu’on en fait. Dans le livre de Stefánsson, une femme décide de quitter son mari parce qu’elle se rend compte qu’en fait, elle ne l’a jamais aimé. Elle a découvert cette exigence de bonheur. Elle va essayer d’aligner sa vie extérieure avec sa vie intérieure. Pour Moïse, c’est un peu la même chose : « Tu n’auras pas d’autre dieu que moi » (Livre de l’Exode (Ex. 20,3)), « mais surtout prends garde à toi : n’oublie pas mes commandements un seul jour de ta vie » (Deutéronome (Dt. 4, 9). ) Chacun possède à l’intérieur de soi cette idée de cohérence. En droit, elle est à la base de la jurisprudence qui requiert qu’on ne décide pas n’importe quoi n’importe quand. II faut une unité dans le traitement des affaires juridictionnelles, exactement comme dans notre vie nous avons besoin d’une certaine unité dans les décisions que nous prenons. Ainsi, on se rend compte que le droit n’est pas seulement une réalité extérieure à nous, qui serait située dans la société. En fait, chaque personne fait constamment des discernements, pose des jugements. À l’intérieur de soi-même, il existe un ordre juridique bien agencé. Il y a des normes internes qui, comme dans la société, demandent à être cohérentes les unes avec les autres. Paul Nihoul a projeté durant la conférence une représentation du Jugement Dernier (Bernard van Orley, Le Jugement dernier et les sept œuvres de miséricorde, 1517-1525, Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers.) où l’on voit le Christ au centre du tableau avec à gauche les élus (le paradis) et à droite les damnés (l’enfer). Il propose une lecture alternative de ce tableau : et si ce jugement dernier était celui d’un jugement intérieur à destination de chacun d’entre nous ? Si vous êtes cohérents, vous serez rayonnants ! Si vous n’êtes pas cohérents, vous serez à droite. Ce n’est pas gai l’enfer. Une question est posée dans l’assemblée. Que faire quand on travaille sur soi-même, que l’on essaye de développer sa cohérence, mais que celle-ci n’est pas la même que celle dans lequel on travaille n’a pas cette cohérence ? C’est l’histoire de la femme qui quitte son mari, dans le roman de Stefánsson. La divergence des cohérences ouvre un espace de négociation avec soi-même. Jusqu’où je vais m’engager et lutter ? Quelle force est-ce que j’ai aujourd’hui au regard de mon passé et au regard du futur ? Comment agir mieux ? Est-ce que je dois me taire maintenant dans l’espoir d’améliorer les choses dans le futur ? C’est un ensemble de questions qui sont essentielles mais sans réponse évidente. Dans la Bible, la réponse est : « on ne met pas une lampe sous le boisseau » (Évangile de Matthieu (Matt. 5,15)). Mais c’est une problématique qui se pose tous les jours et il faut des personnes avec qui en parler, échanger. Toutefois, les discussions ne permettent pas de faire l’économie d’un discernement personnel. Beaucoup de gens de nos jours, font du yoga, de la méditation pour prendre de la distance par rapport aux courants qui les traversent. En prendre conscience, et pouvoir effectuer des discernements. Ce passage de la résilience à l’action par la cohérence se voit bien dans les textes. Durant la conférence, Paul Nihoul a parlé de l’expérience vécue par Moïse : cette expérience peut être qualifiée de personnelle. Plus tard, Jésus : il y a un autre commandement, c’est d’aimer votre prochain comme vous-même : cette expérience peut être qualifiée de sociale, car elle met dans les relations à ceux qui sont proches cette exigence de bonheur intérieur dont il a été question. Et puis il y a l’expérience politique : comment mettre en œuvre, dans l’organisation de la société, les principes vus dessus ? L’article 2 du Traité sur l’Union européenne constitue un tel effort, avec les valeurs qu’il exprime. Paul Nihoul conclut en commentant un tableau d’André Hambourg qui se trouve dans l’enceinte de la Cour de Justice de l’UE et représente la figure de la paix, de la fécondité, et de la joie. Cette image représente la cohérence retrouvée, intérieure et extérieure, entre un ordre juridique intérieur et propre à chaque être humain et celui des valeurs de l’État de droit. À l’origine, les juges avaient devant eux cette image dans la grande salle d’audience, lorsqu’ils rendaient leurs jugements. Le banquet de la Saint-Yves était une occasion pour la Conférence Saint-Yves (CSY), l’association des juristes catholiques à Luxembourg, de faire le bilan de l’année judiciaire. Une année très riche en raison de la diversité des thèmes juridique abordés (droit anti-discrimination, financement du contentieux par des tiers, droit de l’énergie, liens entre l’État bourguignon et le Luxembourg, et histoire de la place financière) mais également en raison des nombreux sujets religieux discutés (réformes du Pape François au droit canon, géopolitique orthodoxe, présence arménienne en Terre sainte, finance catholique). Le travail de la CSY a cependant été modifié de manière durable suite au COVID avec une digitalisation accrue et une désaffiliation de la vie associative. Mais la CSY conserve son objectif de faire « aimer la justice ». « Obtiens-nous d’aimer la justice comme tu l’as aimée » nous dit une prière à saint Yves, patron des hommes de lois et des pauvres. Sommes-nous habités d’un désir de justice ? ou de simple administrateurs du droit - des laquais bienveillants en charge de préserver le respect de la propriété et la fidélité aux promesses contractuelles ? Comment garder cette volonté de justice et tirer ce qui est juste d’un cadre juridique proposé ? Rien de pire pour l’Homme que le « Déni de Justice ». Un passage de la Thorah de Babylone décrit notamment le danger de la perversion des tribunaux, de la partialité des juges, et de la corruption des cœurs appelant le mal « bien » - et le bien « mal » (Alain Nacache, « Jérusalem dans la tradition juive », in Laudate Jerusalem, éditions Parole et Silence, 2022, p. 22). Mais comment découvrir le juste ? voilà le but (ambitieux) de la CSY ! William Lindsay Simpson Voir aussi « Comment être résilient dans une société de plus en plus complexe ? », AGEFI, Juillet 2023, p. 32 |
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